M comme Malfroid

G comme GNOLI

– Forever Gnoli –

 

L’abécédaire “M comme Malfroid”

est une série d’articles inspirée de choses vues,

lues, entendues, d’actualité ou non que nous aimons

et que nous partagerons ici, sur notre blog.

 

“G comme Gnoli” vient d’un dimanche d’avril ensoleillé, flânant dans des puces parisiennes et la couverture d’une petite revue qui attire mon attention. Je la feuillette et suis ébloui. J’y découvre les peintures extraordinaires d’un artiste que je ne connaissais pas : Domenico Gnoli.

Nous reproduisons ici l’article du critique Guy Dumur parue dans cette même revue et publiée par le Centre National d’Art Contemporain (CNAC) à l’occasion de l’exposition Gnoli qui s’est tenue (à Paris ?) du 16 novembre 1973 au 7 janvier 1974.

Il se trouve aussi qu’une exposition a récemment été consacrée à Gnoli à la fondation Prada de Milan. Elle s’est achevée en février 2022.

j.r.

Liens utiles

GNOLI à la Fondation PRADA

GNOLI /Fondation PRADA : article

GNOLI au MOMA

 

 


 

Une image de Domenico Gnoli

 

Domenico Gnoli ? C’était Fabrice del Dongo devenu peintre. Un jeune homme non plutôt un homme jeune, d’une élégance exceptionnelle, plus intelligent que personne, marqué par la chance. Il allait sans la vie comme un prince de conte de fée. C’était un personnage du XIXè siècle, très Carbonaro et Risorgimento, mais pas du tout “égaré”, comme on dit d’habitude, dans le XXè siècle.

Je le vois encore tel qu’il m’est apparu la première fois à Deya, le seul village de Majorque encore préservé, sur la plus belle côte de l’île, non loin de cette chartreuse, non de Parme, mais de Valldemosa, où deux autres romantiques avaient, cent trente ans plus tôt, abrité leurs tristes amours.

C’était dans un jardin enfoui dans le creux d’une vallée, au milieu de philodendrons grands comme les arbres. Le côté exotique était accentué par la tenue de Gnoli, un uniforme blanc – “acheté aux puces de Rome”, devait-il préciser – et la présence de sa femme eurasienne d’une surprenante beauté. En les voyant, on se disait qu’ils ne pouvaient pas vivre autre part que sur une île.

 

Original photography by Jack Robinson.
www.robinsonarchive.com

 

Ils étaient arrivés s’installer quelques jours plus tôt dans ce village où depuis 1928, règne Robert Graves, lui-même amené là par Gertrude Stein, qui y était venue avec Picasso. Un village très snob, comme on voit.

A Deya, où tout le monde est pauvre avec affectation, la Jaguar de cet aristocrate italien avait d’abord déplu. Les Gnoli avaient loué à cinq kilomètres une maison assez banale, mais qui dominait la mer et le soleil couchant, comme d’un Olympe, où ces jeunes dieux faisaient cuire les poissons qu’ils avaient pêchés le matin. Plus tard, Domenico devait persuader les héritiers d’un archiduc autrichien de lui louer une admirable maison totalement isolée, qui était comme un décor pour “Paul et Virginie”. Ils y passaient six ou sept mois de l’année, n’aimant rien tant que l’hiver, où lui et sa femme vivaient totalement seuls, mais avev deux chevaux et, ancré dans le port de Soller, un yacht de grande allure, mais un peu pourri, qui avait appartenu aussi à un archiduc – russe celui-là.

L’homme à qui il avait acheté ce bateau avait sur sa porte une plaque de cuivre où était gravé au-dessus de son nom : “Représentant de la noblesse russe à Majorque”…

Domenico adorait ce genre d’absurdités. Il en faisait collection. Mais il vivait comme avait vécu Byron ou, dans sa jeunesse, Lamartine et il est difficile d’expliquer à une époque comme la nôtre, ce que cette façon de vivre avait de fascinant.

 

 

Le luxe de ce jeune seigneur n’était qu’apparent. Il ne ressort peut-être pas des lignes qui précèdent que Domenico Gnoli était pauvre. Sa liberté, sa désinvolture stendhalienne, il ne les devait qu’à son travail. Ses tableaux, bien sûr, se vendaient bien. Mais il se servait aussi d’une prodigieuse habileté graphique, qui lui permettait de travailler pour des magazines anglais et américains. D’abord les dessins appliqués, hyperréalistes, si l’on veut, pour illustrer des articles d’anatomie ou de géographie sidérale. Par la suite, il devint reporter pour ces mêmes journaux qui l’envoyaient dans des pays lointains pour – comble de paradoxe – dessiner ce qu’il avait vu. Là il se faisait plus personnel, n’hésitant pas à mélanger les styles, à la fois expressionnisme et surréalisme, ça lui était égal, n’étant exigeant que pour ce qui lui tenait à cœur.

 

 

Ces voyages, néanmoins, jouaient un grand rôle dans sa vie. Il s’y passait toujours quelque chose d’inattendu. Comme l’hiver par exemple, où il est allé en Russie soviétique et où il a été reçu dans une somptueuse datcha, avec piscine et patinoire privées, six domestiques, deux Mercedes (…). Domenico Gnoli attirait le merveilleux. Il parlait beaucoup et écoutait encore plus.

Mélange d’Italien, d’Uruguayen et de Français, il parlait ces trois langues plus l’anglais, avec une diabolique aisance.

Être polyglotte favorise les confidences. Les pêcheurs, les toreros, les cinéastes, les écrivains et beaucoup de peintres étaient les amis de Domenico. Chacun lui avait raconté sa vie et il y avait aussi les histoires de sa propre famille, côté italien, qui comptait pas mal d’originaux.

 

 

Je me rappelle surtout l’histoire de son grand-père, poète académique. A soixante-ans, il avait publié par amour de très beaux poèmes et était mort le jour où l’on avait su qu’ils étaient de lui. Mais Domenico racontait aussi de façon très étonnante les coulisses du Vatican où jeune fils de famille romain, il avait vécu, juste avant de devenir à Paris décorateur chez Jean-Louis Barrault.

 

Combien de gens n’avait-il pas connus ? Combien de vies avait-il eues ? Tout cela était très extraordinaire et ce qui l’était bien plus, c’est qu’il peignait de longues semaines, de longs mois enfermé, seulement attentif à un détail infime, de dimension métaphysique.

 

Je ne sais si il a été heureux. Il aurait dû l’être plus que personne. Et pourtant il portait la mort en lui. Une mort qui, de nos jours, n’atteint qu’exceptionnellement et par accident, les êtres jeunes. Frappé d’une terrible maladie à l’instant de son plus grand succès, Domenico Gnoli a disparu en quelques semaines, comme si tous les talents, toutes les perfections qu’il avait accumulés avaient épuisé la chance qui, en fin de compte, faisait de lui quelqu’un de plus vulnérable que ceux qui se débattent avec la médiocrité de la vie.

 

Guy Dumur